Le gouvernement américain a relancé récemment sa campagne internationale de "gestion des perceptions". La nouvelle phase de cette opération de propagande politique et d'intoxication à grande échelle s'intitule "The most frightening leaders". Plusieurs médias français, dont le fournisseur internet MSN, l'ont déjà rélayée sous le titre "Les dirigeants qui font peur". En quoi consiste-t-elle ? Tout simplement dans la diffusion d'une liste de 14 tyrans qui, selon George W. Bush and co., constitueraient une effrayante menace. Pour qui ? ou pour quoi ?, cela n'est pas dit et on peut sous-entendre à peu près ce qu'on veut : une menace pour "la paix dans le monde", pour l'USI ou pour nous tous, malheureux occidentaux effarouchés...
Les médias ont donc diffusé la liste que voici tel quel, sans aucun recul critique et sans même citer leur source :
1. Than Shwe (Birmanie)
2. Pervez Musharraf (Pakistan)
3. Kim Jong-Il (Corée du Nord)
4. Vladimir Poutine (Russie)
5. Robert Mugabe (Zimbabwé)
6. Mswati III (Swaziland)
7. Islam Karimov (Ouzbékistan)
8. Abdul Rachid Dostom
9. Mouammar Kadhafi (Libye)
10. Alexandre Loukachenko (Biélorussie)
11. Fidel Castro (Cuba)
12. François Bozizé (Centrafrique)
13. Omar Bongo (Gabon)
14. Mahmoud Ahmadinejab (Iran)
Le choix des méchants, leur ordre d'apparition dans la liste - qu'on suppose être rangée par ordre de méchanceté décroissante, - les photos et les quelques mots d'explication qui les accompagnent, enfin les grands absents qu'on s'étonne de ne pas y voir, tout ici appelle commentaire, mais je m'en tiendrai à quelques remarques.
Nos bons Américains de la cellule Gestion des perceptions ont cru habile de ne faire figurer Ahmadinejab qu'en fin de liste, alors que tout le monde sait leurs missiles braqués sur l'Iran, et d'omettre le syrien Bachar el-Assad ou le soudanais Omar el-Béchir, qui ne sont pas plus démocrates et tout autant dans le collimateur de Washington. En réalité, pour ceux-là, point n'est besoin de crier au loup et il ne faut pas abattre toutes les cartes en même temps. Ce n'est pas vraiment eux qui sont visés, d'ailleurs.
Les photos de ces Messieurs nous les montrent vêtus, en costume cravate, uniforme militaire (les généraux Than Shwe et Musharraf), simple chemise (Mswati III) ou polo (Castro), à une exception près, mais significative : Poutine, montré à l'entraînement, torse nu dans la campagne, arme au poing, parce que ça fait beaucoup plus méchant ! On se demande d'ailleurs ce que vient faire le président russe parmi les tyrans, après Kim Jong-Il, mais devant Mugabe (!!!). N'oublions pas toutefois que la liste a été publiée une quinzaine de jours avant les élections législatives en Russie, ce qui n'est certes pas innocent, histoire sans doute de préparer le terrain pour la contestation des résultats qui a commencé avant même le jour J (2 décembre)... C'est en fait tout ce que le public en retiendra : Poutine parmi les pires dirigeants qui font peur, Poutine méchant.
C'est bien à juste titre en revanche que Kim Jong-Il et Robert Mugabe y figurent. Ils méritaient même d'être en tête de liste. K. Jong-Il, digne successeur de son père Kim Il-Sung, dictateur communiste qui a instauré à partir de 1948 le régime le plus totalitaire de la planète, est déjà responsable à son propre titre de la mort de 2 millions de Nord-Coréens par la famine de 1995-1999. Quant au maoïste Mugabe, au pouvoir depuis 1987, il a provoqué l'exode de 3 millions de citoyens du Zimbabwé, blancs et noirs, et son pays, ce grenier à blé qu'était l'ancienne Rhodésie du Sud, est lui-aussi menacé de famine. En 2005, estimant que les bidonvilles de Harare, la capitale, n'avaient pas assez voté pour lui, Mugabe a fait expulser de chez elles 700.000 personnes. Opération "Chasser la saleté" que ça s'appelait...
Que vient faire à ses côtés le jeune roi Mswati III du Swaziland, ce minuscule Etat grand comme deux départements français coincé entre l'Afrique du Sud et le Mozambique ? En quoi menace-t-il le monde ? Ah oui, mais c'est que, nous dit le texte, le méchant Mswati aurait au moins 10 épouses et 30 enfants... Bouh que c'est vilain ! Sûr que ça doit choquer les protestants puritains auteurs de la liste. Dans le même genre, les émirs et le roi d'Arabie ne sont pas mal non plus, leur armement autrement plus dangereux que les modestes moyens du Swaziland et leurs régimes pas particulièrement démocratiques, mais il est vrai qu'ils sont alliés des Américains, alors...
Que vient faire là aussi le général Dostom ? Abdul Rachid Dostom, ouzbek d'Afghanistan, n'est pas un chef d'Etat, mais un chef de guerre afghan comme il y en a tant d'autres. A ce compte là, on pourrait en citer des noms, en Asie comme en Afrique, et ajouter quelques dirigeants de sociétés de mercenaires comme Halliburton, qui ne passent pas pour des enfants de chœur. Il doit les enquiquiner les Américains, Dostom, pour figurer au palmarès ! Il faut dire qu'il a été l'allié des Russes et qu'il mène depuis 2006 une grande coalition d'opposition à la politique de leur protégé le président Hamid Karzaï. Ceci étant, cela doit bien l'amuser d'être promu de la sorte. Qui sait ?
Kadhafi, Castro et la junte birmane ne sont pas là pour rien, non plus que le dictateur gabonais Omar Bongo, grand spécialiste en assassinats politiques et mentor de... Nicolas Sarközy ! Rappelons que NS l'a rencontré à l'occasion de la campagne française des présidentielles pour, selon ses propres termes, "recueillir les bons conseils d'un homme d'expérience" (c'est sûr, 40 ans de dictature...), et l'a ensuite appelé à peine élu pour le remercier desdits conseils, on aimerait savoir lesquels.
Et puis il y a tous les autres dont les noms, très curieusement, ne se trouvent pas dans la liste : Hu Jintao (Chine), Mikheil Saakachvili (Géorgie), cf.
http://geopolis.over-blog.net/article-13213421.html, Théodore Obiang Nguema (Guinée équatoriale), cf.
http://geopolis.over-blog.net/article-1887701.html, Abdelaziz Bouteflika (Algérie), etc., etc., et bientôt Hashim Thaci (Kosovo) ; sans oublier les grands fauteurs de guerre Ehud Olmert (Israël) et les Clinton-Bush (USA) qui, de tous les dirigeants du monde, sont, de l'avis général, ceux qui font le plus peur. Un sondage européen publié en 2003 jugeait en effet Israël comme la menace la plus sérieuse pour la paix dans le monde, devant les USA, l'Iran et la Corée du Nord ex-aequo.
Si, enfin, on voulait faire un classement sérieux, il faudrait sans doute distinguer entre dictatures personnelles (Mugabe, par exemple) et régimes installés (Chine, Birmanie), même si les deux se confondent souvent. Il faudrait ne pas être dupe des proclamations, ni des brevets de démocratie que d'aucuns décernent, ni de la démocratie elle-même. Il faudrait surtout juger régimes et dirigeants selon le nombre de morts dont ils sont responsables, l'oppression des populations autochtones et le caractère plus ou moins envahissant du contrôle exercé sur les consciences. Il y a des pays où dire ce qu'on pense peut conduire en prison ou au cercueil. Il y a aussi de mauvais régimes où le contrôle peut être plus faible pour cause de situation bordélique, mais où la corruption, le pillage des ressources et une gestion économique désastreuse maintiennent la population dans la misère. Et nous-mêmes, sommes-nous exemplaires ?
Tremblez, braves gens, Mswati III attaque !