Le texte qui suit est paru jeudi 7 décembre en deuxième page du journal turc
Cumhuriyet ("Le public"). De tendance kémaliste de gauche, tirant à plus de 70.000 exemplaires,
Cumhuriyet est le grand quotidien intellectuel d'Istanbul.
France – démocratie ?
N’est-il pas inquiétant qu’en France, pays autoproclamé des Droits de l’homme et de la Liberté guidant le genre humain – bien malgré lui parfois, – une police de la pensée et sa cohorte de délateurs improvisés passent leur temps à surveiller ce que les Français disent, pensent ou écrivent ? Les intentions vertueuses dont ces censeurs se réclament résistent mal à l’examen lorsqu’on s’avise de gratter un peu leur vernis de vertu démocratique, et leurs raisons tiennent plutôt de la même joie mauvaise que celle des puritains américains découvrant une tache suspecte sur la robe d’une stagiaire de Monsieur Clinton. Car les crimes-pensées de ce nouveau monde orwellien ne se limitent pas à la négation des camps d’extermination de la IInde Guerre mondiale, négationnisme au demeurant beaucoup plus rare et marginal que les censeurs veulent le laisser croire. Mais l’anti-fascisme vertueux a un besoin vital du " fascisme " qui joue si bien son rôle de repoussoir et sans lequel il ne saurait exister, au point de le réinventer si nécessaire...
Voici que l’Assemblée nationale française vote à tour de bras de nouvelles lois " mémorielles ", la dernière en date étant celle sur le génocide arménien de 1915. Désormais, toute personne exprimant un avis contraire, voire un doute sur la réalité de ces massacres sera passible d’un an de prison et de 45.000 euros d’amende. Au regard des lois françaises et du fonctionnement actuel de l’institution judiciaire, un délinquant ou un criminel avéré n’en risque souvent pas davantage. Mais on ne trouve pas de mots assez durs contre les nouveaux délinquants de la pensée – nouveaux parce que le délit était encore il y a peu complètement ignoré du code pénal. A entendre certains censeurs, ils seraient pires que les assassins eux-mêmes… Et la liste des pensées non conformes qui font de l’honnête citoyen un abominable criminel n’est pas close. On attend la loi sur le génocide des Indiens de l’Uruguay, celle sur l’extermination des tribus indiennes d’Amérique du Nord, celle sur les millions de morts du régime soviétique, sur le génocide perpétré par les Khmers rouges, la Révolution culturelle chinoise, les massacres en Ossétie des années 1989-1992, etc.
De cette inflation législative, que pense l’historien ? L’Assemblée nationale s’est bien gardée de demander son avis. Or, pour l’historien, le référent n’est pas et ne saurait être la Loi, mais la vérité historique. Et cette vérité, à défaut de la détenir pleine et entière, l’historien intègre cherche à s’en approcher à travers les sources et les témoignages qu’il rassemble, confronte, critique et analyse en une quête sans fin. Alors comment une loi peut-elle fixer des faits – et punir d’emprisonnement leur contestation – qui sont toujours objets d’étude et de questionnement pour la recherche historique ? Comment une loi peut-elle décréter l’Histoire sans contraindre, stériliser et finalement interdire la recherche historique elle-même ? Et au-delà de la liberté de la recherche, la liberté du citoyen n’est-elle pas aussi de dire des âneries si bon lui semble ?
La Turquie au miroir de la France Quelle mouche a donc piqué nos députés ? Il faut d’abord reconnaître que les députés français aimeraient bien se rendre utiles. Depuis qu’ils ne servent plus pour l’essentiel qu’à enregistrer les lois votées par le Parlement de Bruxelles et à inscrire dans le droit français les règlements européens, il faut bien que de temps à autre ils justifient leur existence et leurs émoluments. D’où la prolifération de lois confuses et qui ne servent à rien. Jamais le code législatif n’a été aussi volumineux et aussi mal écrit, au point qu’aujourd’hui, contrairement à l’adage qui voudrait que " nul n’est censé ignorer la loi ", les juges eux-mêmes n’y comprennent rien…
Mais il y a des raisons plus profondes aux lubies soudaines des députés français. Car, trêve de bons sentiments : en quoi les relations entre l’Arménie et la Turquie nous concernent-elles à ce point ? Est-ce vraiment à la France de dicter aux autres leur propre Histoire, alors même que nos autorités se montrent incapables de considérer en face tant d’épisodes tragiques de l’Histoire de France, à commencer par les massacres de la Révolution française et le génocide vendéen que les manuels de l’Ecole publique passent toujours sous silence ? Et la décision française contribue-t-elle en quoi que ce soit à apaiser les tensions entre Turcs et Arméniens ? A dire vrai, cette décision relève sans doute bien davantage de questions franco-françaises que d’une réelle sollicitude pour les populations concernées. Nos députés, pour la plupart, seraient d’ailleurs bien en peine de situer l’Arménie sur une carte et n’ont qu’une très vague idée, s’ils en ont, de la situation des Chrétiens d’Orient. On se paie de mots. Cette loi met peut-être du baume au cœur des Arméniens, mais elle ne nous coûte pas grand-chose, tandis que les investissements économiques de la France en Arménie restent loin derrière ceux de la Russie, l’Iran, la Belgique, l’Allemagne, Israël, les USA… ou la Turquie ! Ce ne sont-là que paroles et larmes de crocodile, comme n’étaient que paroles les protestations d’amitié de la France auprès des Libanais bombardés.
Alors quoi ? Est-ce une façon pour la classe politique d’écarter sans en avoir l’air ce qu’elle avait jusqu’ici soutenu mordicus, à savoir l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne ? Une façon d’éluder le problème – car c’en est un – tout en se drapant du manteau de la vertu ? J’y verrais aussi une nouvelle manifestation d’une pathologie qui frappe depuis au moins 30 ans l’Europe occidentale en général et la France en particulier, et qui relève de la psychanalyse des peuples. Appelons-la masochisme, haine de soi ou, tout simplement, dépression. Cette pathologie se trouve renforcée par l’importation du communautarisme à l’américaine qui reconnaît des droits particuliers, autrement dit des privilèges, à des ensembles de personnes définis comme "communautés" par leur ethnie, leur religion ou leurs mœurs. Et l’un des arguments les plus efficaces pour obtenir des privilèges d’un Etat atteint de dépression, c’est celui d’avoir été victime à un moment ou à un autre de l’Histoire mouvementée des peuples. Aux victimes, réparation est due. Mais qui dit victimes implique aussi de désigner des bourreaux. Et c’est là que la Loi fige les rôles. L’Histoire étant ce qu’elle est, on ne pouvait cependant tenir les Juifs pour seules victimes. Les condamnations du Tribunal de Nuremberg et le délit de négationnisme qui en procède ne devaient pas rester isolés, au risque d’un autre délit fort répréhensible : la discrimination. Les avantages matériels qu’on peut escompter du statut officiel de victimes ont sans doute aussi suscité quelques vocations. Après les Noirs Africains, supposées victimes de l’esclavage, et les Maghrébins, victimes de la colonisation, il était juste que les Arméniens de France fassent entendre leur petite voix.
Que vient faire la Turquie là-dedans, me direz-vous ? C’est que la Turquie est en quelque sorte au miroir de la France. La France s’imagine coupable d’un lourd péché qui serait son passé. Or, à certains égards, la Turquie nous ressemble. N’avons-nous pas succédé aux Turcs en Afrique du Nord ? Le Turc a, comme nous, colonisé et dominé les Arabes. Et selon la perspective politico-masochiste actuelle, c’est mal. Depuis la mauvaise publicité qu’en fit Lawrence d’Arabie, le Turc est un méchant de l’Histoire, méchant surtout contre l’une des communautés que nos autorités veulent reconnaître victimes officielles : moins les Arméniens à dire vrai que les Arabes. Alors les Français, atteints de ce mal qu’est la haine de soi, ne comprennent pas pourquoi les Turcs ne pratiquent pas comme eux-mêmes la repentance. Bienvenue en Europe !