Il y a du nouveau chez les néo-cons américains et ce n'est pas bête du tout. Un article récent du politologue Edward Luttwak publié dans le mensuel
Prospect (mai 2007) a fait impression ces dernières semaines.
Courrier international en publie un compte-rendu (n° 865, p. 50 : "Oublier le Moyen-Orient", tiré de
Al-Hayat) et le
Monde diplomatique (Carnets du 8 mai par Alain Gresh : "Le Moyen-Orient, au milieu de nulle part") en est tout bouleversifié ! Je me propose donc de le traduire
in extenso, mais d'abord quelques mots sur l'auteur.
Né en 1942 dans une famille juive de Roumanie, naturalisé américain après avoir vécu en Italie et en Angleterre, Edward Nicolaï Luttwak est un économiste diplômé de la London School of Economics et de l'université John Hopkins. Il est surtout un des spécialistes de géopolitique les plus connus, membre du "Center for Strategic and International Studies" de Washington et du "National Security Study Group" du Département de la Défense, et conseiller auprès du Département d'Etat US.
Luttwak a publié plusieurs ouvrages qui reposent volontiers sur le paradoxe et les propositions provocantes, mais donnent à réfléchir, le plus connu étant
Coup d'Etat : A Practical Handbook (Londres, 1979), traduit sous le titre
Coup d'Etat, mode d'emploi (Poche, 1996). Parmi ses autres livres disponibles en français :
Le paradoxe de la stratégie (Odile Jacob, 1989),
Le rêve américain en danger (1993 - trad. 1995),
La renaissance de la puissance aérienne stratégique (Economica, 1998),
Le turbo-capitalisme : les gagnants et les perdants de l'économie globale (O. Jacob, 1999),
Le grand livre de la stratégie : De la paix et de la guerre (1987 - trad. 2002) et, non traduit à ma connaissance :
The Pentagon and the Art of War (New York, 1984).
*
Le milieu de nulle part
ou
Pourquoi le Proche-Orient n'a aucune importance*
* [Le titre anglais repose sur un jeu de mot entre "Middle-East", en bon français Proche-Orient, et "middle", le milieu]
Les analystes occidentaux sont toujours à bavasser sur l'importance stratégique du Proche-Orient. Mais, malgré son pétrole, cette région arriérée compte moins que jamais et cela vaudrait mieux pour tout le monde si le reste du monde apprenait à l'ignorer. Pourquoi les spécialistes du Proche-Orient se trompent-ils toujours, infailliblement ? La leçon de l'Histoire, c'est que les hommes n'apprennent jamais rien de l'Histoire, mais les spécialistes du Proche-Orient, comme nous autres, devraient au moins apprendre de leurs erreurs passées, au lieu de continuer à les refaire.
La première erreur est le catastrophisme du "nous sommes à deux doigts de l'explosion". Feu le roi Hussein de Jordanie était le maître incontesté du genre. Prenant son air le plus sombre, il nous avertissait que, la patience étant à bout, un conflit israélo-arabe était sur le point d'éclater qui rendrait tous les conflits passés insignifiants au regard de ce qui allait survenir à moins que, à moins que... Puis venait le remède, généralement quelque chose de plutôt insipide en comparaison de la terrible catastrophe annoncée, comme de reprendre telle ou telle négociation enlisée, ou d'envoyer un émissaire américain dans la région pour faire aux Palestiniens les mêmes promesses que d'habitude et faire sur Israël les mêmes pressions que d'habitude. Nous avons lu des versions du discours-type du roi Hussein dans tant de journaux, entendu des invocations identiques à chaque apparition radiophonique ou télévisée des habituels spécialistes du Proche-Orient, et avons maintenant devant nous le fils de Hussein, Abdallah, qui répète régulièrement le discours de son père, presque mot pour mot.
Ce qui arrive en réalité à chacun de ces "moments de vérité" - et l'un d'eux se profile sans doute à l'horizon - n'est pas grand chose, juste le même vieux conflit cyclique qui recommence chaque fois que la paix se fissure, et se résorbe chaque que la violence atteint un certain niveau d'intensité. La facilité qu'il y a à filmer et rendre compte en toute sécurité depuis de luxueux hôtels israéliens gonfle la couverture médiatique de la moindre échauffourée. Mais les humanitaires devraient noter que les morts du conflit judéo-palestinien depuis 1921 se montent à moins de 100.000 - presque autant que de tués en une saison de conflit au Darfour.
Du point de vue stratégique, le conflit israélo-arabe est à peu près sans intérêt depuis la fin de la guerre froide. Et pour ce qui est de son impact sur les prix du pétrole, il était grand en 1973 lorsque les Saoudiens ont décrété l'embargo et ont réduit leur production, mais c'était la première et dernière fois qu'était brandie "l'arme du pétrole". Depuis des décennies maintenant, les principaux producteurs arabes ont notoirement rejeté tout lien entre prix et politique, et un embargo serait un désastre pour leurs économies dépendantes des revenus du pétrole. Quoiqu'il en soit, le lien de cause à effet entre troubles au Proche-Orient et prix du pétrole est loin d'être direct. Comme Philip Auerswald le faisait remarquer récemment dans la revue
The American Interest, entre 1981 et 1999 - période pendant laquelle un régime fondamentaliste a consolidé son pouvoir en Iran, l'Iran et l'Irak se sont fait une guerre de huit ans à portée de canon d'installations gazières et pétrolifères, la Guerre du Golfe a eu lieu et la première Intifada palestinienne a fait rage - les prix du pétrole, compte-tenu de l'inflation, ont en réalité chuté. De plus, la dépendance générale vis à vis du pétrole proche-oriental va déclinant : aujourd'hui la région produit moins de 30% du pétrole brut mondial, contre près de 40% en 1974-1975. En 2005, 17% des importations US de pétrole venaient du Golfe, contre 28% en 1975, et le président Bush a profité de son discours sur l'état de l'Union de 2006 pour annoncer son intention de réduire des trois-quart d'ici 2025 les importations US de pétrole du Proche-Orient.
Certes, ce serait bien si Israéliens et Palestiniens pouvaient régler leurs différends, mais cela n'aiderait en rien ou si peu à calmer les autres conflits du Proche-Orient de l'Algérie à l'Irak, ou pour arrêter les violences entre musulmans et hindous au Cachemir, celles entre musulmans et chrétiens en Indonésie et aux Philippines, entre musulmans et bouddhistes en Thaïlande, entre musulmans et animistes au Soudan, entre musulmans et Igbo au Nigéria, entre musulmans et Moscovites [sic] en Tchéchénie, ou les diverses variétés de violences intra-musulmanes, traditionnels contre islamistes, et Sunnites contre Chiites ; et cela n'adoucirait pas non plus l'hostilité parfaitement compréhensible des islamistes convaincus envers l'Occident transgressif qui sans cesse envahit leurs esprits, et parfois leurs pays.
Le catastrophisme israélo-arabe est une erreur à double titre, d'abord parce que le conflit est circonscrit à un périmètre plutôt limité, et deuxièment tout simplement parce que le Levant n'est plus tellement important.
[La suite ici :
http://geopolis.over-blog.net/article-6750608.html]