28 décembre 2006
4
28
/12
/décembre
/2006
12:25
21 décembre 2006
Saparmourad Niazov est mort. Faut-il le regretter ?
La question peut paraître incongrue et provoquante, s'agissant d'un dictateur dont le portrait figurerait en bonne place dans la galerie des furieux. Il avait pourtant de chauds partisans en France, comme le rappelait une semaine avant sa mort le très inspiré magazine La Vie (n° 3198, 14 décembre 2006, p. 38-42 : "France-Turkménistan : une amitié en béton", sous la plume d'Anne Guion). Cf. www.anneguion.zaup.org/spip.php?article278

Parmi les amis intimes de Monsieur Niazov, président à vie du Turkménistan, chef du gouvernement, commandant suprême de l'armée, président du Parti démocratique (le seul autorisé) et autoproclamé Grand Turkmenbachi ou "Père de tous les Turkmènes", se trouve en effet en bonne place l'entrepreneur français Martin Bouygues, héritier du groupe de travaux publics du même nom. Non seulement Monsieur Bouygues avait l'habitude de se rendre au Turkménistan chaque année, à l'occasion de l'anniversaire du Turkmenbachi, mais surtout il était étroitement associé à ses délires mégalomanes. Car l'entreprise française est devenue "le constructeur attitré des monuments à la gloire du dictateur" : le palais présidentiel (pour 62 millions d'euros), la banque centrale, la mosquée de Kiptchak, village natal de Niazov, qui est aujourd'hui la plus grande mosquée d'Asie centrale... la Maison de la presse d'Achkabad, la capitale (13 millions d'euros), et prochainement, le bâtiment du Conseil du peuple (70 millions d'euros). Rien qu'en 2004, le groupe Bouygues a réalisé 87 millions d'euros de chiffre d'affaires dans le pays. On comprend tout l'intérêt de cette amitié...
D'ailleurs, les hommes politiques français ne sont pas en reste et se font volontiers les VRP du groupe, à commencer par feu le président François Mitterand qui, dans les années 1993-1994, fit le voyage d'Achkabad et reçut en cadeau du Grand Turkmenbachi un de ces superbes chevaux Akhal Téké qui font l'orgueil des Turkmènes. Aymeri de Montesquiou, sénateur du Gers, a pris la relève pour le compte de Jean-Pierre Raffarin lorsque ce dernier était premier ministre. Les propos de notre démocratique sénateur valent d'être cités : "Il m'est arrivé de prendre un café sur une terrasse [de la capitale] : personne n'est venu me voir pour se plaindre de la dureté du régime !" Quand la liberté se mesure à un café... Bref, RAS. Et Martin Bouygues de renchérir : "Les Turkmènes ont [grâce à nous] l'occasion de rencontrer des étrangers qui vivent différemment. Ils peuvent ainsi remettre en question leurs propres conditions de vie..." Ben, voyons ! Et, pour peu que le nouveau chef de l'Etat turkmène ait des projets aussi délirants que son prédécesseur, le défilé des politiques français au Turkménistan n'est sans doute pas fini puisque Monsieur Bouygues est aussi un ami intime de Nicolas Sarkozy et le parrain d'un de ses fils.
Alors, Realpolitik oblige ? Il est vrai que dans le Grand Jeu de l'Asie centrale, chacun pousse ses pions. Russes, Chinois, Européens ou Américains ne se font pas prier pour faire la même chose. Le Turkménistan est riche de son pétrole et surtout de son gaz à l'heure où les ressources énergétiques tendent à se raréfier et où les besoins des pays industriels ne cessent de croître. Mais tout de même... Les liens privilégiés de Bouygues avec le président turkmène ne garantissent en rien l'approvisionnement en gaz des Français, qui de toutes façons passe par la Russie. Ils garantissent seulement l'enrichissement personnel de Martin Bouygues et la valorisation boursière de son groupe industriel, qui reste un groupe privé. Et puis il y a quand même peut-être des limites ! Comme fêter l'inauguration d'une Maison de la Presse le 14 octobre dernier, un mois après la mort sous la torture de la journaliste Ogoulsapar Mouradova, droguée, rouée de coups et étranglée dans une prison d'Achkabad...
Bien sûr, vues de loin, les excentricités de Saparmourad Niazov font plutôt rire : faire du jour de son anniversaire la fête nationale du pays, rebaptiser les mois et les jours de la semaine à sa gloire, et le pain, base de l'alimentation turkmène, du nom de sa mère, fermer les bibliothèques publiques et les hôpitaux, interdire le ballet, l'opéra et le cirque, placer des statues de lui partout dont une, plaquée-or, qui pivote avec le soleil en plein cœur d'Achkabad, élever un palais de glace en plein désert du Karakorum (la température y atteint les 50°C) pour que les enfants turkmènes apprennent à faire du ski et un zoo pour abriter... des pingoins ! Mais la folie est parfois moins folle qu'il y paraît comme lorsque le Turkmenbachi a supprimé toutes les pensions et retraites de ses concitoyens au prétexte que les Turkmènes s'occupent de leurs vieux parents et qu'ils n'ont donc pas besoin de retraite... N'est-ce pas là une façon d'accaparer un peu plus la richesse du pays au profit de ses grands projets de construction (cf. Bouygues) et de réduire d'autant la redistribution des bénéfices de l'exportation du pétrole et du gaz. Quand on sait que 60% de la population turkmène vit dans le dénuement (en-dessous du seuil de pauvreté, nous dit-on)... De même, l'interdiction des dents en or qui remplacent si souvent en Asie les dents gâtées : l'or des dents n'a certainement pas été perdu pour tout le monde !
Mais la contribution la plus notable de Saparmourad Niazov au bien-être de son peuple aura sans doute été le Ruhnama, à la fois épopée nationale turkmène revue et corrigée et guide spirituel de la nation, écrit par lui-même. Mélangeant préceptes du Coran, envolées lyriques et maximes maoistes, cette sorte de petit livre rouge-vert, est devenu la base de l'enseignement au Turkménistan, depuis l'école primaire jusqu'à l'université comprise. C'est dire le niveau ! Remplacer par des slogans idiots cette base de tout enseignement de qualité qu'est la lecture des bons auteurs, on n'a encore pas trouvé mieux pour endoctriner les enfants. Mais il faut bien reconnaître qu'en ce domaine la France n'est pas exemplaire non plus. L'Education nationale n'a-t-elle pas depuis 30 ans imposé une méthode de lecture dite globale ou semi-globale, qui laisse les enfants français semi-analphabètes ? N'a-t-elle pas privilégié les cours "civiques" suivant les modes politiques du moment, au détriment des enseignements traditionnels ? Et ne considère-t-elle pas aujourd'hui qu'il ne faut pas donner à lire les auteurs classiques avant le lycée ? Au collège, fini Balzac, Flaubert, Racine et Corneille. A la place, on est prié de lire Le gône du Chaâba, dont l'auteur est... ministre du présent gouvernement, tout simplement ! Il semble que le narrateur y raconte en langage argotique ses expériences de sodomie sur une fillette... Je crois que je préfère encore le Ruhnama !
Toujours est-il que nos hommes politiques et nos grandes consciences intellectuelles, si prompts à s'indigner des atteintes aux droits de l'homme lorsqu'il s'agit de la Tchétchénie ou du Darfour, sont restés bien silencieux sur les exactions du dictateur turkmène... Comme le remarque ironiquement un politologue russe : "dans leurs premières réactions [à la mort de Niazov], l'Union européenne et les autres champions de la démocratie évoquent plus souvent la nécessité de la stabilité et du changement constitutionnel du pouvoir que la nécessité de la démocratie" (RIA Novosti).
Achkabad, Arche de la Neutralité, avec à son sommet
une statue tournesol de Niazov
Et en prime, bien que je n'aie pas trouvé de photo de Gendjim, le cadeau princier de Mitterand, voici le portrait d'un autre Akhal Téké :
Sardar, par Bogdan Willewalde, 1882
Post scriptum :
Ma foi, si le prochain président du Turkménistan veut m'offrir un Akhal Téké, ce ne sera pas de refus. Je ne peux pas lui proposer de maisons Bouygues en échange, mais je fais très bien les cabanes pour petits oiseaux, en brindilles recouvertes de mousse, tout à fait charmant. Et je peux même écrire un poème en son honneur. Tenez, j'ai déjà les premiers vers :
Saparmourad Niazov est mort. Faut-il le regretter ?
La question peut paraître incongrue et provoquante, s'agissant d'un dictateur dont le portrait figurerait en bonne place dans la galerie des furieux. Il avait pourtant de chauds partisans en France, comme le rappelait une semaine avant sa mort le très inspiré magazine La Vie (n° 3198, 14 décembre 2006, p. 38-42 : "France-Turkménistan : une amitié en béton", sous la plume d'Anne Guion). Cf. www.anneguion.zaup.org/spip.php?article278

Parmi les amis intimes de Monsieur Niazov, président à vie du Turkménistan, chef du gouvernement, commandant suprême de l'armée, président du Parti démocratique (le seul autorisé) et autoproclamé Grand Turkmenbachi ou "Père de tous les Turkmènes", se trouve en effet en bonne place l'entrepreneur français Martin Bouygues, héritier du groupe de travaux publics du même nom. Non seulement Monsieur Bouygues avait l'habitude de se rendre au Turkménistan chaque année, à l'occasion de l'anniversaire du Turkmenbachi, mais surtout il était étroitement associé à ses délires mégalomanes. Car l'entreprise française est devenue "le constructeur attitré des monuments à la gloire du dictateur" : le palais présidentiel (pour 62 millions d'euros), la banque centrale, la mosquée de Kiptchak, village natal de Niazov, qui est aujourd'hui la plus grande mosquée d'Asie centrale... la Maison de la presse d'Achkabad, la capitale (13 millions d'euros), et prochainement, le bâtiment du Conseil du peuple (70 millions d'euros). Rien qu'en 2004, le groupe Bouygues a réalisé 87 millions d'euros de chiffre d'affaires dans le pays. On comprend tout l'intérêt de cette amitié...
D'ailleurs, les hommes politiques français ne sont pas en reste et se font volontiers les VRP du groupe, à commencer par feu le président François Mitterand qui, dans les années 1993-1994, fit le voyage d'Achkabad et reçut en cadeau du Grand Turkmenbachi un de ces superbes chevaux Akhal Téké qui font l'orgueil des Turkmènes. Aymeri de Montesquiou, sénateur du Gers, a pris la relève pour le compte de Jean-Pierre Raffarin lorsque ce dernier était premier ministre. Les propos de notre démocratique sénateur valent d'être cités : "Il m'est arrivé de prendre un café sur une terrasse [de la capitale] : personne n'est venu me voir pour se plaindre de la dureté du régime !" Quand la liberté se mesure à un café... Bref, RAS. Et Martin Bouygues de renchérir : "Les Turkmènes ont [grâce à nous] l'occasion de rencontrer des étrangers qui vivent différemment. Ils peuvent ainsi remettre en question leurs propres conditions de vie..." Ben, voyons ! Et, pour peu que le nouveau chef de l'Etat turkmène ait des projets aussi délirants que son prédécesseur, le défilé des politiques français au Turkménistan n'est sans doute pas fini puisque Monsieur Bouygues est aussi un ami intime de Nicolas Sarkozy et le parrain d'un de ses fils.
Alors, Realpolitik oblige ? Il est vrai que dans le Grand Jeu de l'Asie centrale, chacun pousse ses pions. Russes, Chinois, Européens ou Américains ne se font pas prier pour faire la même chose. Le Turkménistan est riche de son pétrole et surtout de son gaz à l'heure où les ressources énergétiques tendent à se raréfier et où les besoins des pays industriels ne cessent de croître. Mais tout de même... Les liens privilégiés de Bouygues avec le président turkmène ne garantissent en rien l'approvisionnement en gaz des Français, qui de toutes façons passe par la Russie. Ils garantissent seulement l'enrichissement personnel de Martin Bouygues et la valorisation boursière de son groupe industriel, qui reste un groupe privé. Et puis il y a quand même peut-être des limites ! Comme fêter l'inauguration d'une Maison de la Presse le 14 octobre dernier, un mois après la mort sous la torture de la journaliste Ogoulsapar Mouradova, droguée, rouée de coups et étranglée dans une prison d'Achkabad...
Bien sûr, vues de loin, les excentricités de Saparmourad Niazov font plutôt rire : faire du jour de son anniversaire la fête nationale du pays, rebaptiser les mois et les jours de la semaine à sa gloire, et le pain, base de l'alimentation turkmène, du nom de sa mère, fermer les bibliothèques publiques et les hôpitaux, interdire le ballet, l'opéra et le cirque, placer des statues de lui partout dont une, plaquée-or, qui pivote avec le soleil en plein cœur d'Achkabad, élever un palais de glace en plein désert du Karakorum (la température y atteint les 50°C) pour que les enfants turkmènes apprennent à faire du ski et un zoo pour abriter... des pingoins ! Mais la folie est parfois moins folle qu'il y paraît comme lorsque le Turkmenbachi a supprimé toutes les pensions et retraites de ses concitoyens au prétexte que les Turkmènes s'occupent de leurs vieux parents et qu'ils n'ont donc pas besoin de retraite... N'est-ce pas là une façon d'accaparer un peu plus la richesse du pays au profit de ses grands projets de construction (cf. Bouygues) et de réduire d'autant la redistribution des bénéfices de l'exportation du pétrole et du gaz. Quand on sait que 60% de la population turkmène vit dans le dénuement (en-dessous du seuil de pauvreté, nous dit-on)... De même, l'interdiction des dents en or qui remplacent si souvent en Asie les dents gâtées : l'or des dents n'a certainement pas été perdu pour tout le monde !
Mais la contribution la plus notable de Saparmourad Niazov au bien-être de son peuple aura sans doute été le Ruhnama, à la fois épopée nationale turkmène revue et corrigée et guide spirituel de la nation, écrit par lui-même. Mélangeant préceptes du Coran, envolées lyriques et maximes maoistes, cette sorte de petit livre rouge-vert, est devenu la base de l'enseignement au Turkménistan, depuis l'école primaire jusqu'à l'université comprise. C'est dire le niveau ! Remplacer par des slogans idiots cette base de tout enseignement de qualité qu'est la lecture des bons auteurs, on n'a encore pas trouvé mieux pour endoctriner les enfants. Mais il faut bien reconnaître qu'en ce domaine la France n'est pas exemplaire non plus. L'Education nationale n'a-t-elle pas depuis 30 ans imposé une méthode de lecture dite globale ou semi-globale, qui laisse les enfants français semi-analphabètes ? N'a-t-elle pas privilégié les cours "civiques" suivant les modes politiques du moment, au détriment des enseignements traditionnels ? Et ne considère-t-elle pas aujourd'hui qu'il ne faut pas donner à lire les auteurs classiques avant le lycée ? Au collège, fini Balzac, Flaubert, Racine et Corneille. A la place, on est prié de lire Le gône du Chaâba, dont l'auteur est... ministre du présent gouvernement, tout simplement ! Il semble que le narrateur y raconte en langage argotique ses expériences de sodomie sur une fillette... Je crois que je préfère encore le Ruhnama !
Toujours est-il que nos hommes politiques et nos grandes consciences intellectuelles, si prompts à s'indigner des atteintes aux droits de l'homme lorsqu'il s'agit de la Tchétchénie ou du Darfour, sont restés bien silencieux sur les exactions du dictateur turkmène... Comme le remarque ironiquement un politologue russe : "dans leurs premières réactions [à la mort de Niazov], l'Union européenne et les autres champions de la démocratie évoquent plus souvent la nécessité de la stabilité et du changement constitutionnel du pouvoir que la nécessité de la démocratie" (RIA Novosti).

une statue tournesol de Niazov
Et en prime, bien que je n'aie pas trouvé de photo de Gendjim, le cadeau princier de Mitterand, voici le portrait d'un autre Akhal Téké :

Post scriptum :
Ma foi, si le prochain président du Turkménistan veut m'offrir un Akhal Téké, ce ne sera pas de refus. Je ne peux pas lui proposer de maisons Bouygues en échange, mais je fais très bien les cabanes pour petits oiseaux, en brindilles recouvertes de mousse, tout à fait charmant. Et je peux même écrire un poème en son honneur. Tenez, j'ai déjà les premiers vers :
Ô suprêmissime Turkmène,
Lumière de la démocratie...
Lumière de la démocratie...