« Est-ce qu’un battement d’ailes de papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas ? » (Edward Lorentz, 1963).
Un peu de science : nous empruntons l'analyse ci-après à un savant mathématicien spécialiste du chaos qui, j'espère, ne nous en voudra pas. L'actualité de ces dernières semaines a fourni une illustration éloquente du principe de cet "effet papillon" - ou plus trivialement "petites causes, grands effets" - dans le domaine de la politique internationale...
« Le météorologiste Ed. Lorenz a rendu populaire le concept de sensitivité aux conditions initiales sous le nom d'effet papillon. Dans un article grand public il explique comment le battement des ailes d'un papillon, après quelques mois, a un tel effet sur l'atmosphère de la terre entière qu'il peut donner lieu à une tempête dévastatrice dans une contrée éloignée. Cela [...] paraît tellement extrême qu'on peut se demander s'il faut accorder à l'effet papillon plus qu'une valeur métaphorique. En fait, il semble bien que l'affirmation de Lorenz doit être prise au pied de la lettre.
On va considérer la situation où le papillon bat des ailes comme une petite perturbation de la situation où il se tiendrait tranquille. On peut évaluer l'effet de cette petite perturbation en utilisant le caractère chaotique de la dynamique de l'atmosphère [...]. La perturbation causée par le papillon va donc croître exponentiellement, c'est-à-dire très vite, et l'on peut se convaincre qu'au bout de quelques mois l'état de l'atmosphère terrestre aura changé du tout au tout. De sorte que des lieux éloignés de celui où se trouvait le papillon seront ravagées par la tempête. [...]
On peut se demander comment des perturbations aux petites dimensions (comme la dimension d'un papillon) vont se propager aux grandes dimensions (comme celle d'un ouragan). Si la propagation se fait mal ou très mal, peut-être faudra-t-il plus que quelques mois pour qu'un battement d'ailes de papillon détermine un ouragan ici ou là. Cela rendrait l'effet papillon moins intéressant. [...] Quoi qu'il en soit, la circulation générale de l'atmosphère n'est pas prédictible plusieurs mois à l'avance. C'est un fait bien établi. Un ouragan peut donc se déclencher ici ou là de manière imprévue, mais cela dépendra peut-être d'incertitudes autres que les battements d'ailes d'un papillon.
Si l'on y réfléchit un instant, on voit que le déclenchement d'une tempête à tel endroit et tel moment résulte d'innombrables facteurs agissant quelques mois plus tôt. Que ce soient des papillons qui battent des ailes, des chiens qui agitent la queue, des gens qui éternuent, ou tout ce qui vous plaira. La notion de cause s'est ici à ce point diluée qu'elle a perdu toute signification. Nous avons en fait perdu tout contrôle sur l'ensemble des "causes" qui, a un instant donné, concourent à ce qu'une tempête ait lieu ou n'ait pas lieu ici ou là quelques mois plus tard.
Même des perturbations infimes dues à la mécanique quantique, à la relativité générale, ou à l'effet gravitationnel d'un électron à la limite de l'univers observable, pourraient avoir des résultats importants au bout de quelques mois. Aurions-nous dû en tenir compte ? Il est clair qu'on n'aurait pas pu le faire. L'effet de ces perturbations infimes peut devenir important après quelques mois, mais un mur d'imprédictibilité nous interdit de le voir. [...]
Les résultats accumulés depuis plusieurs décennies nous ont donné une assez bonne compréhension du rôle du chaos en météorologie, en turbulence hydrodynamique faible, dans la dynamique du système solaire, et pour quelques autres systèmes relativement simples. Qu'en est-il de la biologie, de l'économie, de la finance, ou des sciences sociales? [...]
Dans le domaine de l'économie, de la finance ou de l'histoire, on voit aussi que des causes minimes peuvent avoir des effets importants. Par exemple une fluctuation météorologique peut causer la sécheresse dans une région et livrer sa population à la famine. Mais des mécanismes régulateurs effaceront peut-être l'effet de la famine, et l'histoire poursuivra son cours majestueux. Peut-être, mais ce n'est pas certain. Une guerre obscure en Afghanistan a précipité la chute du colossal empire Soviétique. Cette guerre obscure a concouru avec de nombreuses autres causes obscures à miner un empire devenu plus instable qu'on ne le pensait.
En fait nous vivons tous dans un monde globalement instable : la rapidité des transports, la transmission presque instantanée de l'information, la mondialisation de l'économie, tout cela améliore peut-être le fonctionnement de la société humaine, mais rend aussi cette société plus instable, et cela à l'échelle de la planète. Une maladie virale nouvelle, ou un virus informatique, ou une crise financière font sentir leurs effets partout et immédiatement. Aujourd'hui comme hier le futur individuel de chaque homme et de chaque femme reste incertain. Mais jamais sans doute jusqu’à présent l'imprédictibilité du futur n'a affecté aussi globalement notre civilisation toute entière. »
Extrait de David Ruelle, « Chaos, imprédictibilité et hasard » (texte intégral sur www.ihes.fr/~ruelle/PUBLICATIONS/129chaos.ps)