"Quand l'affect prime, il arrive que la raison s'efface"
Ci-après un article un peu provocant et déjà dépassé (printemps 2005 : F. Aubenas était encore otage en Iraq), mais qui peut faire réfléchir :
Et si Poutine avait raison ? A l’automne 2004, les médias reprochèrent avec véhémence au président de Russie d’avoir empêché la retransmission par les chaînes de télévision russes des images poignantes du massacre de Beslan en Ossétie du Nord : « Les événements tragiques de Beslan ont confirmé la mainmise du Kremlin sur l’information télévisée. Plutôt que de rendre compte de la réalité, les principales chaînes se sont réfugiées dans la fiction. » (Courrier international, n° 724). D’autres tragédies survenues ces derniers temps, en particulier l’attentat sanglant du 11 mars 2004 à Madrid et les prises d’otages répétées en Irak, invitent pourtant à poser une question dérangeante : le contrôle des médias en de telles circonstances relève-t-il d’un vilain penchant pour la dictature ou d’une simple manifestation de bon-sens ?
Pour être tout à fait honnête, il faudrait d’abord oser dire que le gouvernement russe ne contrôle peut-être pas davantage ses médias que le gouvernement français. Si l’on compare les images de Beslan diffusées par les journaux – images prises comme à bout portant par des photographes et des cameramen qu’on avait laissés s’approcher à quelques mètres, – avec les vues de l’accident certes peu glorieux qu’a été chez nous en mai 2004 l’effondrement d'un terminal de l’aéroport de Roissy – vues toutes prises de loin par des journalistes soigneusement tenus à distance, – le contrôle le plus étroit n’est sans doute pas où l’on s’y attendait.
Ces événements ne sont pas du tout de même nature, dira-t-on. Mais précisément : lorsque la presse l’annonça, le drame de Roissy était déjà accompli, l’accident avait eu lieu et, pour les victimes, il était déjà trop tard ; au contraire, lorsque la presse se fit l’écho de la tragédie de Beslan, celle-ci était en cours, des enfants étaient encore vivants qui peut-être allaient mourir atrocement, mais qui peut-être, et c’était l’espoir désespéré de leurs parents, peut-être seraient sauvés. Dans le premier cas, c’est un accident, tragique certes puisqu’il y eut aussi des mort, mais en tant que tel dépourvu d’intention. En revanche, dans le cas de Beslan ou des prises d’otages occidentaux en Irak, l’immédiateté de l'image n’est pas innocente : une intention précise la conditionne.
Ce massacre délibéré d’enfants aurait-il eu lieu tel qu’il a eu lieu s’il ne s’était déroulé devant, et même pour, les caméras ? Ce n’est pas que les images soient truquées. Elles sont « vraies » et restituent à n’en pas douter une réalité. Mais pour être vraies, elles n’en portent pas moins une intention maligne, et cette intention maligne c’est nous aussi, nous spectateurs, qu’elle veut toucher. Les images animées de cette catégorie, celle de la violence intentionnelle, ne sont jamais gratuites. L’horreur des faits en devenir sous nos yeux n’a alors pour autre but que de graver en nous des images, des images qui nous émeuvent et nous ébranlent d’autant plus violemment que la tragédie n’est pas encore accomplie, que peut-être la mort annoncée n’est pas inéluctable, n’aura pas lieu.
Mais comment se réjouir comme d’une « très bonne nouvelle » (Serge July dans Libération) de la vidéo nouvellement apparue de Florence Aubenas affamée, torturée ? [avril 2005, n.d.l.r.] Elle est en vie et c’est notre espérance que les terroristes manipulent. Nos sentiments, notre compassion, notre inclination naturelle à l'empathie, notre humanité même sont le jouet des preneurs d'otages. Qui ne s’est vu soi-même, ne serait-ce qu’un instant, à la place de Florence [Aubenas] ? Qui n’a rêvé que, transporté par magie quelque part en Irak, par un exploit héroïque, il l’en ramenait saine et sauve ? Une délivrance qui serait aussi notre délivrance à travers son image.
Mais quand l'affect prime, il arrive que la raison s'efface, comme lors des dernières élections espagnoles. Or c’est précisément ce que veulent les terroristes et assimilés. Dans le cas de Florence [Aubenas], les semaines d'incertitude, sans nouvelles - et sans images - mettent l'otage en condition et assurent aux images attendues le plus grand impact. Que le gouvernement français censure à juste titre une première vidéo, une autre aussitôt sera adressée directement aux médias pour garantir sa diffusion. Et que voit-on ? Que ne peut-on pas manquer de voir ? Une femme qui souffre, contraste absolu avec la photo souriante que la presse nous avait donnée d’elle. Et il ne fait pas de doute que ce contraste aussi, ses ravisseurs l’ont voulu, de la même manière qu’il leur a plu de réveiller la zizanie de « l’affaire Julia ».
Le goût pour le sensationnalisme des journaux télévisés s'accorde trop facilement avec la surenchère terroriste. Ils savent s'en servir. Alors prenons garde. Prenons garde aux images vraies. Prenons garde que nos télévisions ne soient complices. Prenons garde aux images produites par les criminels car elles sont images criminelles. Images terroristes.
[paru dans "Les Epées", n° 15]